Après une vaste tournée et une somme d’évènements denses, octroyons-nous un petit retour en arrière, comme pour ralentir, savourer la source et repartir en avant.
En 2005, le son d’Indochine est fort, marqué, saturé. Alice & June est résolument rock.
Sans doute jamais un album d’Indochine n’a été et ne sera, dixit Olivier à l’époque, aussi radical dans son approche. Pourtant, le morceau analysé aujourd’hui n’appartient pas aux titres les plus radicaux, au contraire. Il s’agit de l’un des morceaux les plus produits et mélodiques qu’indo ait pu créer : LadyBoy.
Deuxième single extrait de l’album Alice & June, ce dernier est paru dans les bacs, le 10 avril 2006. Une époque (de plus en plus révolue) où les singles sortaient encore dans le commerce. Une chance donc de savourer le support illustré par un objet physique, agrémenté de remixes plutôt réussis.
Ce qui marque dès l’arrivée des premières notes, c’est la mélodie. Elle reste, elle accroche, elle résonne. C’est déjà une grande force. Le titre invite à de nombreuses écoutes, afin de rassasier la soif d’envie et d’accoutumance que crée la mélodie, l’atmosphère, les mots.
C’est en tout cas, l’un des morceaux qui m’a absorbé le plus dans l’univers d’Alice & June, un morceau très entêtant voire obsédant.
Le morceau est très vite apparu comme un single potentiel au sein d’Indo. Alice & June avait été finalement préféré pour ouvrir le bal, mais LadyBoy était déjà prévu pour la suite. C’est un morceau mélodiquement évident. Je nuancerais quelque peu mon propos s’agissant de la version live du titre, beaucoup plus compliquée à exécuter, du fait de sa production très poussée. Mais précisons qu’il s’agit, encore une fois, d’un éclair génial d’Oli à la production et à la composition.
Le clip s’ouvre sur un lapin au piano, version jouet miniature. Il commence par ce plan du lapin qui prend une importance « normale » dans le cadre. Puis le mouvement de panoramique arrière vient le placer dans un décor qui le rend petit, presque insignifiant. Il lance la musique, il lance le mouvement de caméra qui permet d’installer le décor au spectateur.
Le premier plan pose d’emblée l’idée d’un monde très enfantin. La première impression ne nous trompe pas puisque l’on découvre que l’action débute dans une chambre, a priori, d’enfant. Des jouets, une poupée, une boîte à musique, un ours en peluche. Une ambiance tout de suite assez inquiétante, presque glauque avec des jouets animés invitant à l’imagination surnaturelle, peut-être un rêve ? Un cauchermar ? Oui, peut-être…
Musicalement, le morceau s’ouvre sur un piano franc, décidé et envoûtant. Mais surtout, un piano déglingué, presque dissonant. Indo joue complètement sur cette ligne. L’intro est parfaite et le morceau est clairement crescendo : tout évolue, tout se transforme, ça monte plus fort, plus haut. Ecoutez plutôt le piano, la basse qui arrive (ajoutée à bon escient pour la version single), l’accentuation de la batterie (façon Manifesto) et le basculement vers le démarrage définitif du morceau à l’aide de bruits et de sons « made in Oli », bien évidemment. Bienvenue en Indochine. Vous êtes en plein dedans ! Puis, tout s’arrête, la voix se pose sur un élan atmosphérique, doux et magnétique : « Nous tomberons, nous rêverons encore… ». Puis la batterie repart de plus belle.
Une armée de lapins commence un long périple. Une armée de lapins ! Autant vous le dire tout de suite et ce n’est d’ailleurs pas un secret : les références à la célèbre oeuvre littéraire Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, écrite par Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll sont légions. Légions ? Cela tombe bien car l’armée de lapins constitue déjà un indice fort. Le lapin blanc qu’Alice suit, avant de tomber dans le trou. Dernière adaptation cinématographique en date, signée Tim Burton (lui aussi cité comme référence par Nicola pour l’album).
Revenons-en à nos moutons, enfin, nos lapins plutôt. Armée en marche, mécanique du jouet, procédé souvent utilisé pour asseoir une ambiance angoissante. Dois-je citer la boîte à musique ? Le lit semble vide, inerte, sans vie. Cela vient accentuer l’impression d’inquiétude, de troublant. Sommes-nous dans un monde réel ? Indo joue également sur cette thématique à travers ce morceau et l’album : la perception du temps, les rêves, les cauchemars, la réalité, la vie, la mort, l’esprit et ses substances hallucinogènes sans doute. L’évasion vers d’autres contrées.
Vous aurez compris l’influence d’Alice au pays des merveilles. Nicola lisait le conte à sa fille, on s’en souvient. LadyBoy est d’ailleurs l’un des titres préférés de Théa.
Nicola s’est aussi aperçu que l’histoire n’était pas si enfantine que ça, on ne le contredira pas ! L’innocence de l’enfance permet, heureusement, de passer outre les problématiques adultes liées au conte. Là aussi, ambivalence chère à Nicola, entre la vie et son déroulement à travers le monde des adultes et celui des enfants. Un monde perdu, gâché, irréel, et la recherche toujours présente d’une explication à tout ce cirque ? « Disney avec la peine de mort », on est dans l’explication de texte de Nicola.
Une démarche décidée des lapins illustrant bien le fond du texte. Une promesse. Une promesse qui tiendra, que nous soyons mille ou deux. La promesse d’un ailleurs, d’un au-delà, une promesse optimiste ? Là encore, ce morceau se situe à merveille dans le contexte de l’album, à travers son concept. Alice et June se promettent ensemble un avenir meilleur, à travers leur amitié profonde : à la vie, à la mort. C’était d’ailleurs le titre initial du single, que Nicola a rebaptisé ensuite LadyBoy, en référence aux personnes transsexuelles que l’on nomme de la sorte dans certains pays. Référence à l’ambiguïté, et le mélange des genres, des sexes. Des personnes parfois même considérées comme le…troisième sexe.
On soulignera également la sincérité et la finesse avec laquelle Nicola parvient à se glisser dans la peau de ces personnages. Une force qui a toujours trouvé un écho viscéral chez les fans du groupe. Une relation très personnelle et intime se rattachant au lien si étroit et intense entre le public et le groupe. Cela sans omettre de préciser la fonction paternaliste qu’endosse Nicola, à travers ses mots, son attitude. Comme pour rassurer, apaiser, faire espérer, faire rêver ! On a tous en mémoire le terrible fait divers relatif au suicide de deux jeunes filles, liées par un pacte moral, se jetant du haut d’une falaise. L’une d’elles aimait Indochine. On comprend le bouleversement de Nicola.
Malgré cette piste évidente de la promesse entre Alice et June, je ne peux pas m’empêcher d’en faire un parallèle sur le groupe et son histoire. Que pouvait bien faire Indo après le raz-de-marée Paradize ? Comment aller au-delà ? Je crois qu’indo apporte en partie une réponse avec ce morceau. On est dans un monde situé au-delà du « Paradize Indochinois », un ailleurs. Je tiens à souligner la démarche de la pochette Alice & June également, une sorte de Genèse déglinguée, là d’où le groupe puiserait son renouveau, sa cure de jouvence sans cesse renouvelée. Une façon habile et aussi efficace de jouer sur la religion, forcément toujours liée au monde de l’étrange, du moins de la croyance en un état surnaturel. « Nous trouverons un ciel, un ciel sans l’amour de Dieu ». Parfaite illustration des termes d’une déception religieuse ? La volonté de s’approprier un paradis, son propre paradis, à défaut du Paradis : « À nos paradis sans fin… ». On a souvent entendu Nicola parler d’une déception personnelle liée à la religion lorsque son frère jumeau est parti. Et puis, Indo n’est-il pas le paradis des fans ?
Cet album est donc une vraie rupture avec l’angle choisi pour Paradize, notamment concernant le traitement du fait religieux mais aussi une continuité chez Indochine : toujours au-delà dans la performance et l’imagination artistique. Alice & June amorce ce renouveau après la clôture de la trilogie étalée sur trois albums : Wax, Dancetaria et Paradize.
Comment ne pas spécifier également la présence de Valérie Rouzeau, auteur, plus ou moins directe du texte. Nicola a compilé deux textes de cette dernière pour aboutir au résultat final. Valérie Rouzeau est une poétesse incroyablement douée. Elle fait partie des rares personnes à avoir réussi à écrire du Indochine. Ce n’est pas un texte pour Indochine, c’est du Indochine.
L’esthétique du clip, très soigné, annonce un désir toujours très prononcé pour Indochine de marquer son univers visuel. L’action continue dans un couloir, très long couloir. Un couloir sans fin ? Le jeu sur les dimensions de l’espace, en même temps que celle du temps déglingué (les intros de chaque disques pour Alice et pour June) avec là aussi, une référence à Alice. Le trou semble interminable. Le couloir aussi, on avance dans un univers bizarre. Les lapins sont devenus des enfants, ils chantent, puis les enfants redeviennent des lapins et d’autres restent des enfants. Des petits garçons et des petites filles, puis juste des petites filles. Le plan est à chaque fois différent. Les lapins sont petits, les enfants plus grands. Là encore, on repense à la scène d’Alice qui boit et qui mange pour grandir ou rétrécir.
Le clip est constitué d’un seul long plan-séquence, la caméra ne s’arrête jamais de tourner. Elle suit la parade, en passant au dessus, en suivant les murs, passe de portraits en portraits très rapidement. Le mouvement de caméra d’un tableau à l’autre a pour terme technique « le balayage ». Il s’agit d’un procédé utilisé pour passer d’une action à une autre qui se passe plus loin, géographiquement parlant. En effet, dans le clip, la notion de l’espace est abolie. Le couloir semble donc réellement sans fin, et les lapins du début peuvent ainsi être différents de ceux qui apparaissent plus tard.
Il y a donc clairement une sensation de tourner en rond, d’avancer vers un infini encore non déterminé, un avenir à construire. Cette sensation commence à 2’41 lorsque le portrait de la jeune fille d’origine asiatique apparaît et que les « la » rythment le passage d’un tableau à un autre, qui finalement est toujours le même.
On précisera la présence d’enfants asiatiques, continent cher à Nicola, on le sait. Il y puise et y a puisé de nombreuses inspirations. Des enfants qui chantent des « lalalala » façon chorale enfantine. Preuve supplémentaire de la dimension juvénile présente chez Indo.
Nicola apparaît à chaque plan, seul. S’agit-il d’un guide ? d’un mentor ? Libre à chacun d’en faire sa propre analyse. Il est, en tout cas, à part. Sauf à la fin, mais nous y reviendrons.
Il ne vous aura pas échappé que les membres du groupe apparaissent le plus souvent sous forme de cadres animés. Je pense toujours à Harry Potter et les photos « vivantes ». On sait qu’Olivier aime cet univers. En 2006, la saga battait son plein.
Tourbillon onirique, riche, dense, enchanteur. Tout ceci appuyé par un texte abondamment doté de « chocs » visuels colorés ou littéraires. Voyez plutôt « le coeur battant » qui saignera encore, « à la vie comme à la mort ». Un rouge vif, enflammé, douloureux en contraste plutôt doux avec un azur blessé, atmosphère plus apaisée mais toujours marquée par les blessures et le rouge. Mais les secrets et les trésors donnent encore à rêver, espoir d’une vie meilleure malgré le côté sombre et tranchant de la vie. Peut-être se détruire pour mieux vivre, remplir ce vide ? « À nos joies oubliées, à nos flèches en lambeaux… ».
La fin du clip semble plutôt positive car elle évoque le groupe et son histoire elle-même. Il reste encore du chemin à parcourir, il faut aller de l’avant car, comme le dit souvent Nicola : « Rien n’est acquis ».
Le clip se termine donc par la réunion du groupe, avec Nicola en meneur, marchant d’un pas décidé, toujours en avant. Symbolique très forte du mouvement, incarnant là encore l’espoir. Une marche vers l’inconnu, force à laquelle nous sommes tous soumis. L’avenir est incertain, mais Indochine affiche sa volonté et incarne cette démarche déterminée, posture face caméra. Un profil que l’on retrouve d’ailleurs dans le clip de J’ai demandé à la lune.
On peut considérer que le clip offre deux mondes distincts, celui placé sur les tableaux et celui qui s’avance dans le couloir. Partant de cette hypothèse, la fin du clip est résolument optimiste et s’accorde parfaitement au contexte.
Tout le groupe s’avance, face caméra, puis cette dernière semble faire un bond en arrière, le groupe continue d’avancer et les tableaux sur lesquels ils sont représentés se vident. Le groupe « du passé » laisse la place au groupe « du couloir » qui est le groupe actuel, qui s’avance, déterminé vers son avenir qu’il doit se tracer.
On peut également considérer que la fin signifie une sortie de scène ou d’un spectacle et que les artistes regagnent leurs loges. Comme Indochine.
« Il était une fois jamais ? » Et si tout ceci n’existait pas ? Éternelle question de la perception d’une réalité différente pour chacun d’entre nous.
Si le dernier album du groupe tendait à transmettre « une leçon de vie » notamment au regard des générations sacrifiées, Alice & June demeure une leçon sur la vie et son côté sombre, angoissant. Comment faire face à la vie mais aussi la mort, la solitude. Comment échapper à cette réalité si écrasante ? La drogue, les rêves, les cauchemars, la peur ? Comment se sentir vivant lorsque l’on se sait condamné à mort ? Baudelaire et son spleen ne sont pas très loin.
Indochine incarne l’une des réponses aux maux de la vie.
Guillaume TILLEAU et Vincent LALLIER
Titre original et réalisation : LadyBoy, Jaco Van Dormael
Date de sortie d’origine : Avril 2006
Durée : 3 minutes et 44 secondes
Album : Alice & June (2005)
Artiste : Indochine
Label : Jive/Epic, (P) 2006 pour Sony/BMG (C)