Savoure le Rouge (1993)

A la fin de l’année 1993, le groupe Indochine est de retour avec un nouvel album baptisé Un Jour dans notre vie. L’album, brut et innovant, presqu’en avance sur son temps, ne rencontrera pas son public. Pourtant, il s’agit bel et bien d’un album produisant un renouveau sonore des plus marquants.

L’échec commercial sera cinglant (60 000 exemplaires vendus au départ), dans un contexte défavorable à la poésie indochinoise, en ce début des années 90. Période délicate pour le groupe, commercialement parlant.

Il s’agit peut-être là de l’album le plus incompris du groupe, le chef d’oeuvre maudit, le trésor enfoui.

Des morceaux magnifiques voient le jour et plus précisément un titre toujours très apprécié des fans : Savoure le Rouge. Premier single de l’album, le titre est très ancré dans les obsessions du groupe. Le clip, radicalement original et décalé, unique dans l’histoire du groupe, reste un OVNI dans sa clipographie.

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Le groupe se trouve dans une période humainement compliquée. Dominique éprouve de plus en plus de difficultés à composer au sein d’un groupe et d’un duo de frères qui a encore plus envie de créer, de prendre ses responsabilités, ce que Dominique a du mal à accepter. Il s’agira du dernier album composé par ce dernier.

L’ambiance dans le studio est très tendue. Dominique a souhaité à nouveau s’entourer de Philippe Eidel, autour des consoles. Cela contre la volonté de Nicola. En effet, le duo formé par Dominique et Philippe Eidel met à l’écart Nicola dans le processus de création. Les problèmes d’ego ressurgissent et l’entente n’est pas vraiment au beau fixe entre les membres. Stéphane ne parle quasiment plus à Dominique. Depuis plusieurs années déjà, Dominique ne partage pas la direction artistique que souhaitent explorer les jumeaux, mais cela s’étend aussi à la vision globale de la vie, qui éloigne clairement Dominique du groupe et de son évolution.

Par ailleurs, sur certains morceaux, Nicola a avoué avoir terminé les textes en catastrophe. De plus, et c’est un élément très important, Dominique est lassé des tournées contrairement aux jumeaux Sirkis qui accordent une importance primordiale aux concerts.

Réalisé par Marc Caro, le clip surprend par son côté extravagant et décalé. Dans une interview accordée pour le JT de France 2 en décembre 1993, Nicola Sirkis ne donne que peu d’informations concernant le choix d’une telle réalisation. Il semble vouloir simplement être « en marge » des productions actuelles qui proposent un esthétisme plus populaire et fade. La volonté est donc bien celle de se démarquer pour se faire remarquer.

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A cette époque, le groupe Indochine sent peut-être venir ce sentiment que l’on prend ce groupe trop à la légère, et qu’il se fait de moins en moins entendre. L’initiative d’un tel clip est faite, sans doute aussi, pour créer un « buzz », qui pique et fasse parler de lui, qui ne laisse en tout cas, pas indifférent. De ce point de vue là, c’est réussi. Tout paraît complètement décalé dans ce clip, reproche qui peut sonner presque comme un compliment aujourd’hui : le clip est très innovant, presque trop. C’est un travail en avance sur son temps, qui ne sera pas vu et apprécié à sa juste valeur à l’époque.

Le clip est difficile à appréhender car il possède une rythmique plutôt lente de par l’utilisation d’un unique plan séquence – un lent travelling arrière – nous permettant de découvrir « à reculons » un espace intime et obscur.

Au cours du clip, on peut découvrir un nain vêtu d’un costume de bourreau et une opulente femme, tatouée et percée qui n’est pas sans rappeler Beth Ditto, la charismatique et emblématique chanteuse du groupe rock américain Gossip, que Nicola apprécie beaucoup. La bizarrerie du clip alimente bien les idées pêles-mêles qu’aime à distiller Nicola. L’ambiguïté y est parfois presque trop présente, mais la démarche artistique est incontestable.

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Ce choix pour le moins saugrenu et inattendu, résonne comme une envie de se renouveler. Ce clip n’est autre qu’une mise en avant notable pour le nouvel album et le groupe, qui atteint plus de 12 ans de carrière à la sortie de ce single, et qui doit prouver qu’il est encore novateur et créateur. Le « lead single » est toujours un choix primordial dans le lancement d’un disque.

Cette vidéo est clairement destinée à sortir du lot et créer un impact fort à l’occasion de la sortie du sixième opus studio d’Indochine. Le single est rythmé, entêtant et dispose d’un vrai élan « tubesque ». Ce morceau avait tout pour réussir, mais le contexte fera que non.

Le responsable de la programmation d’NRJ de l’époque reçoit le titre et en fait des louanges. Dès qu’il apprend qu’il s’agit d’Indochine, il se ravise. Le problème à l’époque n’est donc pas la musique, mais ce que représente Indochine pour ces gens là, pour les médias. L’injustice durera encore quelques années.

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Nicola Sirkis avoue s’être inspiré du peintre autrichien Egon Schiele qui peignait des nues de jeunes filles mais sans jamais avoir de rapports sexuels avec elles.

L’auteur met donc en avant la beauté d’un personnage et de son acte, alors qu’il pourrait être à la limite de l’obscène et de la pédophilie. Mais Nicola Sirkis aime les personnages complexes et insondables et – avec ce titre – joue sur une frontière tangible et délicate.

Hommage appuyé de Nicola à Egon Schiele ? Artiste, pour le moins maudit, qui a laissé une œuvre de près de 300 tableaux et 3000 dessins derrière lui. Il avait une obsession pour les corps dénudés, plongés dans une réalité tourmentée de la représentation du corps humain. Univers parfois violent et confrontant perpétuellement l’art et l’érotisme, par touches de peinture, souvent rouges.

Une peinture qui pourrait choquer, surtout aujourd’hui, oscillant entre la pornographie et la pédophilie. Notions sans doute beaucoup plus floues et dont le curseur n’était pas du tout le même, à l’époque. Il a également beaucoup travaillé sur la masturbation féminine et masculine dans ses œuvres.

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Le titre Savoure le Rouge est très explicite et mélange le beau et le sale : « Sale et beau à la fois ». Mais c’est probablement ce qui attire Nicola, l’ambiguïté, le fait d’être à la frontière entre « son » beau et « son » sale.

Là encore, voici justement une preuve que ce clip est presque décalé dans la carrière et le visuel du groupe. Il faudra attendre plusieurs années pour constater l’investissement plein et entier du groupe dans cet esthétisme visuel situé entre le pop, le glam et le goth. Indochine est clairement dans une mouvance de style qui monte, et atteindra une sorte d’apogée en 2002, avec Paradize.

Comme beaucoup de chansons du groupe, celle-ci parle de sexe, mais, pour la première fois elle en parle plus ouvertement. Les références détournées des années 80 paraissent éloignées par rapport à l’initiative stylistique du texte. En effet, l’écriture y est plus directe, plus radicale. Le tout soutenu par le clip et ses images dérangeantes pour les uns, séduisantes pour les autres. Pile là où souhaite être Indochine.

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Le texte, très « sirkissien », offre un dynamisme poussé dans l’écriture. On y parle énormément de mouvement, de courbes…On pourrait presque retrouver toute la prouesse du peintre à travers ces lignes. La notion de mouvement commence à dominer dans les textes de Nicola, et toutes les chansons qui s’en suivront s’en retrouveront marquées.

On peut sentir ici toute l’obsession de Nicola pour la sexualité féminine adolescente. Le sexe féminin est présent dans toute la chanson, sous diverses métaphores.

Paroles explicites : « Et que ton sexe me lisse entre les mains, les doigts mouillés, l’étoile inondée… » et plutôt perverses, description du sexe sexuellement excité, sale et beau à la fois. Le sexe est un pulsion vitale, belle à ressentir et à pratiquer, mais également source de souffrance dans l’orgasme, de peur, de réactions et sécrétions multiples qui peuvent dégouter, repousser, effrayer, traumatiser, attirer…Le sexe embellie et souille à la fois, le sexe fait du bien et fragilise à la fois.

Les mots sont plus crus mais Nicola alimente un ensemble grâce à son sens poétique, toujours aussi stimulant.

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L’ambivalence du sexe, les mots pour le décrire sont crus, comme le clip. Titre évocateur voire provocateur, mais entêtant. La description par la parole voulue par Nicola est éclairante : « Décris-moi » « Parle moi« . Nicola n’est plus dans le registre de la suggestion mais bien de l’injonction, comme pour intimer l’ordre de lui parler de sexe et d’images sexuelles. Images sexuelles inondées d’une harmonie et d’une profondeur à toute épreuve, excitant l’imaginaire et nourrissant les fantasmes de Nicola. L’auteur établit dans ce texte encore un fantasme, celui du mystère pour un garçon de la fragilité féminine dans l’acte sexuel notamment. Nicola a déjà évoqué « l’extrême violence que peut revêtir une pénétration pour la femme« .

Savoure le Rouge ou le titre du sublime, du savoureux, du beau. Le Rouge, évocation de la passion, du sang ou de la pulsion sexuelle ou violente. Le Rouge peut aussi évoquer la douleur ou les règles chez la femme. Tout est parfaitement centré autour de ce thème dans ce morceau. Le sexe est omniprésent, autour d’un Pavillon rouge, délicate poésie illustrée par la peinture, les dessins, le body painting…

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Indo est, là encore, dans un registre très ancré chez les fans : Indochine est tatoué et gravé sur la peau des fans. Nicola parle d’un effet de mode à l’époque du clip mais l’effet ne s’est pas estompé depuis.

Le décor du clip est un endroit un peu glauque, bizarre, étrange qui colle bien à l’univers du réalisateur. C’est une sorte de garage des expériences, un peu à la façon du concepteur d’Edward aux mains d’argent. Une touche « burtonnienne » qui ne laisse pas Nicola indifférent.

De vastes lumières jaunes artificielles impriment ce sentiment d’enfermement et mettent l’accent sur une action souterraine habitée de créatures effrayantes, et d’automates aux gestes robotisés, ce qui dépeint une somme de démarches inquiétantes et sinistres.

En regardant le clip dans sa globalité, nous pouvons nous apercevoir qu’il s’agit d’un déroulement sans fin, qui semble tourner en boucle. Impression renforçant le côté inquiétant du clip. La répétition est une constante de la folie. D’ailleurs, cela semble soumettre plusieurs possibilités à l’existence d’une telle action. Est-ce un rêve ? Est-ce réel ? Toujours est-il que nous sommes au cœur de l’esprit torturé souhaité par le réalisateur. Le décalage entre la rythmique positive du morceau et son clip pouvant suggérer un renforcement de la bizarrerie de la vidéo.

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L’effet « rouille » recherché est clairement là pour renforcer cette impression de « sale », cible du texte. Arrivent ensuite les visages des trois membres du groupe, dans ce qui semble être la machine expérimentale par excellence. Expérimentation est un mot central pour ce clip. Des expérimentations aux conséquences positives ou négatives ? Sale ou beau ? L’art est également une véritable science de l’expérimentation.

Mais le clip est également empreint d’une touche sensuelle créée par la présence de corps dénudés, en action et pouvant exprimer des attitudes sexuelles. Que se passe-t-il réellement dans ce lieu étrange qui semble être le laboratoire d’un savant fou ? Des tests secrets sur le corps ? Des tests orgasmiques ?

Le mélange des corps et des êtres, tous plus extravagants les uns par rapport aux autres résonne ici comme un écho aux chansons du groupe. En effet, cette liberté sonne comme un appel à la tolérance libertaire à travers la diffusion d’êtres hors normes, extraordinaires, comme le nain ou la femme très ronde. Cela semble aussi supposer que tout est fait pour exister et vivre, quelque soit la forme corporelle de nos âmes. Indochine martèle la liberté de l’orientation sexuelle pour toutes et tous depuis longtemps.

D’ailleurs Nicola exprime cette idée à propos du clip : « Ce clip est destiné à « dénoter » avec le reste des clips avec des « belles meufs, de beaux seins, des belles fesses et puis un mec en train de… » ou l’art de Nicola de ne jamais terminer ses phrases mais ici, l’idée est bien passée. Le clip fait parler, mais apparaît, une fois encore, en décalage et en avance sur son temps. Caro et Nicola visionnaires ? Il faut rappeler qu’Indochine avait déjà travaillé avec Caro pour le clip Les Tzars.

Marc Caro, le réalisateur du clip est, à la base, dessinateur. Il réalise un bon nombre de bandes dessinées, mais également des illustrations, des graphismes infographiques pour des revues françaises et internationales, ainsi que des affiches, des storyboards et scénographies, costumes, masques et décors pour des films, spectacles etc.

Il rencontre Jean-Pierre Jeunet en 1974 au festival d’Annecy et décide de tourner avec lui des films d’animation pour lesquels il sculpte, notamment, de nombreuses marionnettes.

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Le clip provient directement de l’univers très décalé de ses deux principaux films : Delicatessen (1991) et La cité des enfants perdus (1995). Caro utilise la technique du Morphing pour faire apparaître les trois Indo Boys dans le clip. Technique très en vogue à l’époque et qui fait toujours son effet. Univers post-nucléaire et personnages inquiétants sont au rendez-vous, à la croisée des chemins entre les films pré-cités de 1991 et 1995. Il est intéressant de noter que Caro a co-réalisé ses deux films avec Jean-Pierre Jeunet, qui est notamment connu pour avoir réalisé le quatrième volet de la saga Aliens ainsi que Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. L’alliance des deux compères n’est pas sans conséquence sur l’atmosphère du clip d’Indochine que nous analysons.

Comme il n’y a pas de fumée sans feu, il est amusant de noter que Caro a dirigé, durant les années 80, un groupe de musique industrielle appelé Parazite.

L’univers du clip peut également afficher la figure d’une inspiration marquée : Marilyn Manson. Le clip Beautiful people, sorti en 1996, présente des similitudes intéressantes (comme les personnalités monstrueuses, les machines, les prothèses, les automates, les grosses personnes, les nains ou les grands dégingandés sur des échasses…). Quand on connaît la force de l’influence de l’univers de Manson sur Indochine au début des années 2000, c’est un point à retenir. Une illustration qui vient, une fois de plus, nous faire mesurer à quel point le groupe était précurseur à l’époque de Savoure le Rouge, il y a 20 ans déjà…

Vincent LALLIER et Guillaume TILLEAU

Titre original et réalisation : Savoure le Rouge, Marc Caro
Date de sortie d’origine : Novembre 1993
Durée : 4 minutes et 21 secondes
Album : Un jour dans notre vie (1993)
Artiste : Indochine
Label : BMG/Ariola, (P) 1993

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